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En quelques mois, les rues de nos villes se sont vidées de leurs habitants, les services de réanimation se sont emplis de patients, les files d’attente se sont allongées devant les supermarchés et internet ne nous a jamais semblé si indispensable pour travailler et nous divertir.

La rapidité de propagation de l’épidémie entre les villes, régions, pays et continents a contraint les gouvernements et institutions à prendre des mesures d’urgence incluant, dans certains pays, la surveillance et la traçabilité des populations. Ces mesures de traçage numérique des personnes potentiellement infectées représentent-elles à long terme un danger pour les libertés individuelles des citoyens ? Menacent-elles la vie privée des citoyens ? Permettent-elles de réellement freiner la maladie ?  

Nombreux sont les questionnements face à la mise en place de ces dispositifs, nous proposons ici de nous concentrer sur les enjeux relatifs à l’impact présumé et au cadre de mise en œuvre de ces mesures. 

Différentes mesures déployées à travers le monde 

Les données personnelles ainsi que des solutions numériques ont été utilisées dans de nombreux pays afin de freiner la propagation du virus. Nous en donnons ici quelques exemples significatifs. 

L’état du Karnataka en Inde demande aux personnes suspectées d’avoir contracté le virus et mises en quarantaine d’envoyer un selfie toutes les heures via une application récupérant les données GPS de la personne.   

En Corée du Sud, des particuliers ont développé des cartes permettant de suivre les trajets des personnes en quarantaine en s’appuyant sur des données rendues publiques par l’Etat : âge, sexe et trajets quotidiens.  

En Israël, les personnes en quarantaine sont tracées via leurs données mobiles, sans autorisation de justice préalable, grâce à un dispositif développé au départ pour le renseignement anti-terroriste.  

À Singapour, les autorités ont développé une application TraceTogether qui, installée sur la base du volontariat, permet aux utilisateurs de savoir s’ils ont été en contact avec des personnes infectées. Cette solution qui devrait être prochainement disponible en open source utilise la technologie Bluetooth (et non des données de localisation) et conserve les données de “contact Bluetooth” entre des personnes, ainsi que la durée du rapport de proximité, durant 21 jours.  

De nombreux autres pays ou régions utilisent des solutions numériques pour identifier les personnes potentiellement contaminées et pour surveiller les déplacements de ces personnes. En France, le secrétaire d’Etat au Numérique Cédric O a déclaré le 8 avril 2020 dans Le Monde que le gouvernement songeait à mettre en place une application appelée “StopCovid” très semblable à TraceTogether (basée sur la technologie Bluetooth). 

Différentes mesures déployées à travers le monde 

La mise en œuvre de ces différentes dispositions d’urgence soulève d’une part, des enjeux évidents liés à la collecte et l’utilisation de données à caractère personnel et d’autre part un questionnement sur l’utilité de ce type de dispositif face à la propagation du virus : ce solutionnisme numérique est-il forcément efficace, peut-on s’octroyer le droit de négliger les réglementations en vigueur concernant la collecte et l’utilisation des données personnelles durant un “état d’urgence” ? 

Quels impacts de ces dispositifs numériques ?

Il semble primordial d’accompagner la mise en place de ces dispositifs de “tracking” par des études d’impact de différents niveaux. En effet, il est nécessaire de mesurer l’impact de ces outils pour savoir s’ils favorisent réellement le ralentissement de la propagation du virus : sont-ils efficaces ? Par exemple, nous pouvons nous demander si le traçage numérique via des cartes développées par des particuliers en Corée du Sud a véritablement permis d’identifier de nouveaux cas et à quelle échelle ? 

Aussi, il semble important de questionner les habitants dans ces pays où un outil a été mis en place, pour comprendre leurs perceptions et attitudes vis-à-vis de l’utilisation de ceux-ci tels que des applications de tracking : est-ce que les citoyens considèrent pertinents ces dispositifs. Se sentent-ils obligés de les utiliser ? Ont-ils l’impression d’être espionné ? 

Il est en outre nécessaire de questionner l’acceptabilité de ce type de dispositifs auprès des citoyens. En effet, si ces mesures sont imposées, nous pouvons présumer que certains habitants trouveront des solutions pour éviter le tracking en laissant leur téléphone à domicile ou en désactivant le Bluetooth et les données de localisation. 

Nous pouvons d’ores et déjà intuiter que des outils tels que l’application TraceTogether ne sont pas adaptés à tous les utilisateurs selon les pays. En France par exemple, presqu’un cinquième de la population n’a pas accès ou ne sait pas utiliser un smartphone (13 millions de personnes).  Cette part de la population est globalement constituée de personnes âgées ainsi que de personnes vulnérables sur un plan économique. Autrement dit, les personnes risquant le plus d’être en danger en contractant le virus, ne pourront pas utiliser ce type de dispositif… 

Quel cadre de mise en œuvre pour ces mesures ?

La mise en œuvre de mesures de crise pouvant impacter le respect de la vie privée nécessite de définir un “cadre de crise”.  En effet, nous pouvons dès à présent nous poser la question : à partir de quel moment est-on en crise sanitaire et quels indicateurs autorisent la mise en place de mesures spécifiques : Le nombre de mort ? La virulence du virus ? Le mode de contamination ? Le nombre de contaminés ? Une communication sur ces indicateurs et sur la période de mise en œuvre de ces mesures aux citoyens des pays concernés semble nécessaire et essentielle.  

La définition d’un cadre strict pourrait permettre d’éviter de potentielles dérives liberticides et violations du droit au respect de la vie-privée mobilisant ces technologies de tracking. Certains régimes politiques pourraient par exemple réutiliser ces technologies afin de faire surveiller des opposants, voire toute la population. Ce cadrage permet également d’éviter une forme de banalisation et sur-utilisation du recours à la peur au niveau politique qui permet à certains régimes de justifier la mise en place de mesures liberticides.  

Une prudence nécessaire face à ces solutions 

La prudence semble être de mise face à ce solutionnisme numérique. Il est ainsi nécessaire de rappeler que comme pour les vaccins et médicaments, les dispositifs numériques doivent être testés et étudiés sur un échantillon représentatif de population avant d’être déployés à grand échelle pour les raisons que nous avons évoquées précédemment. Il est aussi important de mentionner le fait que l‘utilité d’un dispositif numérique face à la propagation du virus dans un pays n’est pas universelle car de nombreuses variables culturelles et sociales entrent en jeu. Le port du masque est, par exemple, très aléatoire selon les différents pays. De nombreux pays asiatiques ont par exemple l’habitude de le porter pour lutter contre les épidémies mais également contre la pollution. Par ailleurs, nous savons que la proxémie (distance sociale), est également variable selon les pays : un japonais ne se tient pas à la même distance qu’un italien par exemple, quand il parle à quelqu’un. 

Depuis sa création, TUBÀ travaille sur des projets d’innovation mobilisant des méthodes scientifiques et centrées usagers pour concevoir des services numériques. Pour cela, il est nécessaire de rappeler ici, l’importance de l’implication des potentiels usagers de ces dispositifs dans toutes les phases de la conception. Les Sciences Humaines, Sociales et le Design permettent de connaitre l’utilité perçue, la perception, la représentation de ces dispositifs ainsi que l’acceptabilité de ceux-ci. Une méthode scientifique se base par ailleurs sur l’expérimentation afin de valider ou non des hypothèses. Aussi, avant de s’orienter vers des solutions n’ayant pas forcément prouvé leur efficacité, nous pouvons déjà étudier la manière dont s’est propagé le virus en lien avec nos habitudes sociales. Nous pourrons comprendre pourquoi celui-ci a voyagé à une telle vitesse afin de prévenir la propagation de prochaines épidémies.   

Dans cette phase de crise, l’enjeu est de permettre aux autorités d’être en capacité de reproduire de telles mesures dans d’autres secteurs de notre activité, comme l’alimentation par exemple. Alors que cette crise sanitaire est sans doute une première alerte, il est d’autant plus important d’utiliser les bonnes méthodologies dès maintenant afin non seulement de développer un savoir-faire face aux autres urgences, climatiques et écologiques qui vont se manifester  dans les années qui viennent, mais aussi d’inscrire durablement cette innovation centrée usager de façon à ce que les innovations techniques et sociétales faites en temps de crise perdurent. 

Sources

All those home quarantined in state need to send selfies to govt every hour: Karnataka Minister. INDIA TODAY, 30 Mars 2020. Lien : https://cutt.ly/qyez6Cz

Corée du Sud : des sites pour suivre les trajets des infectés du Coronavirus. Siècle Digital, 24 Février 2020. Lien : https://cutt.ly/uyexsiS

Baromètre du numérique 2018 : 5 chiffres sur la fracture numérique. Les Numériques, 3 Décembre 2018. Lien : https://cutt.ly/tyex7KO

Singapour rend open source une app pour tracer les personnes infectées par le coronavirus. Siècle Digital, 25 Mars 2020. Lien : https://cutt.ly/pyecrq2

Israel is tracking its coronavirus patients through their phones to make sure they obey strict quarantine policies. Business Insider, 17 Mars 2020. Lien : https://cutt.ly/3yecsY1

Infectious disease experts provide evidence for a coronavirus mobile app for instant contact tracing. Big Data Institute, 17 Mars 2020. Lien : https://cutt.ly/wyeck72

Jodelet, D. (2011). Dynamiques sociales et formes de la peur. Nouvelle revue de psychosociologie, 12(2), 239-256. doi:10.3917/nrp.012.0239.

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